14 – Jean Echenoz
14 relève avec humilité une gageure. Son narrateur ne se fait pas d’illusions : “Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder encore sur cet opéra sordide et puant. »
Plutôt que de tenter de rivaliser avec les fresques guerrières, Jean Echenoz choisit d’évoquer le conflit de 1914-1918 à hauteur d’homme, au ras d’une vie quotidienne que l’entrée en guerre interrompt et reconfigure. A l’ouverture du roman, le lecteur se trouve en Vendée, aux côtés d’Anthime, un jeune homme de 23 ans, lequel se réjouit de pouvoir faire un tour à vélo par une belle journée ensoleillée. Echenoz décrit les mouvements de l’air, la chaleur du soleil, la bicyclette, “un solide modèle Euntes conçu par et pour des ecclésiastiques”. Lorsque le son du tocsin vient suspendre cette journée parfaite, on s’étonne avec Anthime que la mobilisation “tombe un samedi”.
Quatre personnages partent aussi à la guerre, dont son frère Charles, d’emblée assez antipathique. Pour chacun, elle est une nouveauté, à laquelle il faut s’adapter. C’est l’une des grandes réussites du roman que de rendre sensible, avec une précision autorisant une forme de burlesque, la multiplicité des expériences nouvelles auxquelles se trouvent confrontés les soldats. Toute l’acuité et la délicatesse d’Echenoz se déploient à travers l’évocation de ces éléments concrets. Ils peuvent être incongrus, comme cette inconfortable “cervelière” qu’on a “de plus en plus omis de (…) porter, ne l’utilisant qu’à des fins culinaires, pour se faire cuire un oeuf ou comme assiette de soupe d’appoint”. Ou d’une technicité glaçante, à l’instar du maniement des baïonnettes, qui conduit des hommes à “en trouer d’autres (…), tirant aussitôt après pour dégager leur lame des chairs par effet de recul”.
Dans la vie, il y a toujours des amours contrariées ou inavouées. Blanche, dont on apprend rapidement qu’elle a lancé “vers Charles un sourire fier de son maintien martial” et envoyé à Anthime “une autre variété de sourire, plus grave et même (…) un peu plus ému”. Les deux lui écrivent, mais un seul reviendra vivant. Voilà la trame de 14.
Ni récit de poilu ni fresque historique, 14 est de ces romans qui éclairent le réel en portant sur lui un regard oblique. Le romancier déplace notre attention de la grande Histoire au vécu contingent de ces hommes sans jamais occulter les combats, la souffrance et la mort. Pour leur rendre hommage, il les regarde en journaliste sachant toujours esquiver l’expression trop frontale des affects, pour mieux les laisser résonner, au fil des pages, dans la conscience du lecteur. Ce roman concentre et synthétise le meilleur de l’écriture échenozienne.
Jean-François Colonna