Je visitai Topkapi quelques années après la fin des travaux et la restauration d’un coût prodigieux et qui ont duré trente-deux ans pour rendre à ce haut lieu du mystère et du rêve ses fastes d’antan. Transformé en musée après la révolution nationaliste de 1923 qui abolit l’Empire Ottoman et avec lui, les fastes légendaires qui marquèrent l’histoire et la culture d’un pays des Mille et Une Nuits.
Cheminées de faïence, vasques de marbre et d’albâtre, pupitres incrustés de nacre sur l’un desquels repose un Coran aux enluminures à peine ternies par le temps, vitraux colorés ou fenêtres grillagées, témoins séculaires d’une organisation politique religieuse et sociale à jamais disparue.
Dans les immenses salles baroques, modèles de ce genre, les ors et les cristaux ont tout l’éclat qui les firent entrer dans la légende. Tandis que les commodes Louis XV voisinent avec les braseros de cuivre ciselé et les coffres de bois richement sculptés, tout le long des murs, d’étroites banquettes de soie tendre rappellent au visiteur que je suis, ici , dans la geôle la plus dorée la plus imperméable de tous les temps vécurent des générations de femmes recluses et enviées, soumises à jamais à l’adulation ou à l’ignorance d’un seul maître, le Sultan.
Rêveur j’ai pu laisser à loisir mon imagination errer dans les cellules obscures et froides où résonnèrent tant de rires et de larmes dans la chambre impériale et le grand salon d’apparat où se noua le destin d’un peuple, au hasard des intrigues.
Harem ! Ce seul mot suffit pour que tout un monde féerique surgisse à l’imagination.
Si les poètes, les écrivains, les cinéastes ont décrit ou plutôt imaginé tout à loisir les douceurs des harems, aucun homme ne peut se vanter d’avoir jamais jeté un regard, aussi furtif soit-il, sur celui des sultans. Et pour cause…Ce genre de privauté n’était passible que du châtiment suprême : la mort, dispensée avec un cortège de raffinements non moins légendaires que les fastes sultanesques.
Abrité des regards indiscrets par de lourdes portes de chêne cloutées de bronze, les bâtiments du harem ont constitué pendant des siècles au Topkapi Sérail, Le sanctuaire inviolable où nul homme ne pouvait pénétrer hormis le Padichah lui-même. Là vivaient, sans aucun lien ni contact avec le reste du monde cinq à six cents femmes, esclaves ou concubines réputées pour leur grande beauté.
Prison de luxe s’il en fut, rien n’était trop beau pour le harem. Les présents les plus somptueux affluaient du monde entier : porcelaines de Chine, tapis de Perse, bijoux et miroirs vénitiens, fards de Paris, soieries des Indes ou parfums d’Arabie…Les femmes du sultan passaient là de mornes journées, partagées entre l’oisiveté, la prière et l’étude. Certaines allongées sur des banquettes de brocart brodaient en dégustant des sucreries tandis que des esclaves agitaient autour d’elles des éventails de plumes. D’autres dans la grande salle d’étude s’appliquaient à déchiffrer les textes calligraphiés des vieux maîtres persans s’accompagnant à la guitare, chantaient des de vieilles mélodies. Le soir enfin, le harem prenait réellement vie. Dans le grand salon d’apparat, aussi somptueusement parées que des reines, leur beauté rehaussée par l’éclat des ors et la douce lumières des bougies, les femmes déployaient leurs charmes afin d’attirer l’attention de celui dont elles espéraient les faveurs.
J’imaginai facilement les ruses, les jalousies, les rivalités et les intrigues auxquelles devaient se livrer ces femmes, toutes animées du même désir : séduire le sultan. Soumises à l’autorité suprême de la Validé (mère du sultan régnant) qui régnait sur les destinées de chacune et dont l’accord était indispensable pour être présentées au sultan, elles n’avaient souvent d’autre ressource pour parvenir à leurs fins que de se ménager la complicité du chef des eunuques, le Kizlar Aga.
Choisis pour leur laideur, la castration leur avait ajouté une grande agressivité. Intermédiaire entre le harem et le sultan, seul le chef des eunuques pouvait, en dépit du contrôle sévère exercé par la Validé, influencer le choix du seigneur et ménager une rencontre décisive. Dans la procédure habituelle, il était le messager du sultan et remettait à l’élue le mouchoir blanc qui la désignait officiellement. Commençait alors le long rituel de la préparation.
Dans ce harem du Topkapi Sérail où je termine la visite tout témoigne de la vie des mœurs de la cour des sultans. Combien de miniatures évoquent avec réalisme des scènes de la vie quotidienne qui dura cinq siècles sans grands changements ni évolution alors que le monde extérieur entrait dans l’ère des révolutions industrielles ?
Notes en marge sur mon carnet de voyages
Jacques Baschieri dit Vinicius