Au moins depuis Voltaire et son Ingénu, on ne peut pas dire que la figure du naïf ou du simplet ne cache pas un caractère beaucoup moins cordial qu’il ne le prétend de prime abord. Bourvil, acteur populaire et chanteur à ses heures, interprète en 1959 Salade de Fruits, un titre qui évoque l’exotisme et le chaste romantisme d’une Polynésie lointaine (et française) qui, dans les paroles de la chanson, se déplace sous les cocotiers des îles hawaïennes dans un méli-mélo de cocasseries luxuriantes et de colonialisme évoqué à demi-mot.
Dans une clé de lecture plus actuelle, cette salade-ci n’a pas l’air très fraîche. D’une part, la jeune fille des îles au surnom plein de saveurs paraît subir le harcèlement du blanc candide qui n’a pour but que de l’engrosser pour augmenter sa descendance au-delà de l’Hexagone. Patriarcat, quand tu nous tiens ! Aux temps de l’affaire Strauss-Kahn et de #Metoo, l’affable Bourvil du cinéma aurait dû se reconvertir à la pêche sous-marine, car les parents et proches de la jolie-jolie le traîneraient en justice dès que le benêt chansonnier aurait mis les pieds sur le sable blanc de l’île paradisiaque.
D’autre part, le type de séduction genre innocent malicieux a mal vieilli, en Occident et même dans les coins les plus reculés de la planète. Réveillez-vous les amis, à l’heure de la globalisation, le mythe du bon sauvage n’est vraiment plus de mise. Tu oses ramener ta pomme sous les tropiques avec une déclaration d’amour ringarde et une demande en mariage où tu ne débourses pas une thune ? Dis-donc, le pâlichon de la Métropole, tu crois que tu vas me ramener chez toi pour faire la bonniche en me donnant en échange des coquillages et des poissons d’argent ? Argent oui, les poissons tu peux te les griller toi-même. Et tant que tu es, va peler l’ananas si tu veux goûter à la noix de coco !
Cher Bourvil, aujourd’hui, au fond de la paillotte, tu retrouveras l’intégrale des revendications à la place du petit berceau. Assez de la fausse naïveté et de la tendresse à deux balles ; dans la post-modernité, on a compris qu’il n’y avait rien de doux et de simple dans cette représentation du bonheur dans l’outre-mer de l’après-guerre. Entre temps, on a eu Dur, dur d’être bébé, Qu’il est beau mon lavabo et Chi-chi-chipolata. On est devenus des auditeurs adultes, vois-tu ; la télé du show-biz, Youtube et Instagram nous ont rendus méfiants et cyniques.
Enfin, pour ton information, depuis ta mort en 1970, la recette commerciale de ta salade a aussi été agrémentée d’autres sauces idéologiques. Toi, qui incarnais le sourire franc d’un pays qui voulait retrouver l’espoir, qu’aurais-tu pensé de la version Karl Zero et The Wailers, le groupe de Bob Marley ? Ce chenapan cathodique de Karl, royaliste à ses heures, dont son frère Basile de Koch était un proche collaborateur de Charles Pasqua. Basile lui-même, époux de Frigide Barjot, militante chrétienne et égérie de la Manif’ pour tous. Finalement, la boucle est bouclée : la France des familles conservatrices attachées aux valeurs de la république gaulliste ne cesse de se répliquer. Tout comme le colonialisme, qui est désormais peint en vert : plus la nature disparaît en Occident, plus nous la fantasmons de manière conservationniste avec des édens qui faisaient autrefois partie de l’Empire.
Malgré toutes ces contradictions, feu Pascal Sevran nous aurait sûrement rappelé qu’il faut toujours donner « la chance aux chansons » …
C.A.T.
Effectivement la clef de lecture est tres actuelle.. Quelle plume en tous cas.. J’ai bien rigolé en vous lisant
Cher C. A. T ( au fait c’est qui C. A. T)? Voilà c’est malin maintenant je chantonne toute seule.. ” salades de fruits jolie jolie..”
Désormais, je n’écouterai plus jamais cette chanson de la même façon désinvolte sans penser à ce billet signé C. A. T. lu dans Mistertravel.news ????
L’article est sponsorisé par Sandrine Rousseau ?